L’Europe sociale n’aura pas lieu : anatomie d’une illusion programmée

Marché unique, euro, austérité : et si l’impossibilité d’une Europe sociale n’était pas un accident, mais une conséquence logique ?
« Dans les eaux glacées du grand marché, les chances de survie d’une Europe sociale sont minces. » En 2009, les sociologues François Denord et Antoine Schwartz frappaient fort avec un essai documenté, lucide, L’Europe sociale n’aura pas lieu. Le livre démonte, pièces par pièces, un mythe souvent entretenu : celui d’une construction européenne fondée sur la paix, la coopération et la solidarité sociale.
La réalité est tout autre. L’Union européenne est née d’une alliance idéologique profondément ancrée à droite, promue avec ferveur par les États-Unis dans un contexte de guerre froide, et façonnée par les dogmes du néo-libéralisme, en particulier l’ordolibéralisme allemand. Depuis ses origines, l’Europe s’est construite comme un espace de libre-échange, de concurrence régulée au profit du capital, et de discipline budgétaire stricte. Résultat ? Toute tentative de bâtir une véritable Europe sociale s’est heurtée à un mur institutionnel.
Un projet façonné à Washington
Loin du romantisme politique post-Seconde Guerre mondiale, le projet européen s’est rapidement imposé comme un outil de stabilisation capitaliste contre le communisme. Sous couvert de paix et d’unité, le Mouvement européen né en 1948 regroupe surtout des élites conservatrices, anticommunistes, soutenues... par la CIA. Oui, la stratégie américaine d’endiguement du communisme passe par le financement massif de la construction européenne, via l’ACUE (American Committee on United Europe), entre 1948 et 1952.
L’Europe sociale ? Déjà absente. C’est l’Europe du marché, de la défense de l’Occident et de la libre circulation des capitaux qui prend forme. Le traité de Rome de 1957, en instituant le marché commun, grave dans le marbre le principe de libre concurrence. Objectif affiché : harmoniser le commerce mondial, supprimer les restrictions douanières, et asseoir une zone de stabilité pour les entreprises transatlantiques.
L’empreinte néolibérale de l’ordolibéralisme allemand
Le poids de l’ordolibéralisme allemand dans l’architecture européenne est fondamental. Cette doctrine – née dans l’Allemagne des années 1930 et institutionnalisée par Ludwig Erhard dans les années 1950 – défend un marché fort, encadré par un État garant de la concurrence... mais hostile à toute redistribution ambitieuse. Stabilité monétaire, règles strictes, méfiance envers le pouvoir syndical : on est loin du keynésianisme social-démocrate.
Le succès du « miracle économique » allemand légitime ces idées, au détriment de l’approche plus sociale portée par la France. Cette dernière, en position de faiblesse, doit s’aligner sur une vision qui privilégie le capital et l’export, au détriment des mécanismes de justice sociale.
L’Europe des traités contre l’Europe des peuples
De l’Acte unique de 1986 au traité de Maastricht en 1992, la trajectoire néolibérale s’intensifie. La Commission européenne, sous Jacques Delors, pousse à la réalisation complète du marché intérieur. Trois cents mesures éliminent les obstacles aux flux commerciaux et financiers. Résultat : une Europe en concurrence fiscale et sociale permanente. La circulation des capitaux est sacralisée, tandis que toute harmonisation sociale reste optionnelle.
Le traité de Maastricht scelle la discipline budgétaire comme colonne vertébrale de l’Union : plafonds de déficits, lutte contre l’inflation, alignement des taux d’intérêt... Toute politique de relance ou de redistribution devient suspecte. À l’aube des années 2000, la zone euro parachève cette logique : l’Union est désormais une forteresse libérale. La Politique agricole commune, longtemps symbole de régulation, est vidée de sa substance (71 % du budget européen en 1985, à peine 32 % en 2013).
Une architecture irréformable ?
Depuis la crise de 2008, les appels à plus de justice sociale en Europe n’ont jamais été aussi nombreux. Mais la réponse reste la même : rigueur budgétaire, désinflation compétitive, et mise en concurrence des modèles sociaux. Même le « socle européen des droits sociaux », proclamé en 2017, reste non contraignant.
Pire : le Pacte de stabilité, mis entre parenthèses pendant la pandémie, est en passe d’être réactivé, avec une cure d’austérité à la clé. L’Europe sociale n’a toujours pas vu le jour – et pour cause, elle est incompatible avec l’ADN des traités.
Conclusion : pour un renversement des fondations
Face à ce constat, les auteurs plaident pour une rupture. Non pas de simples ajustements ou de belles déclarations, mais une crise volontaire des institutions, un blocage salutaire comme celui provoqué par de Gaulle en 1965 ou Thatcher face à Bruxelles dans les années 1980. Une rupture assumée pour repenser l’Union sur des bases démocratiques, sociales et écologiques.
C’est à cette condition, et à cette condition seulement, qu’une véritable Europe sociale pourra émerger. Tant que prévaudront les dogmes du monétarisme, de la concurrence libre et non faussée, et du libre-échange absolu, les travailleurs européens resteront les grands oubliés d’un projet qui prétend parler en leur nom.
📚 François Denord est sociologue, chercheur au CNRS, spécialiste de la sociologie du pouvoir et des élites. Il analyse les formes contemporaines du libéralisme et leur inscription dans les institutions européennes. 📰 Antoine Schwartz est journaliste et politiste, auteur d’une thèse sur les « libéraux » sous le Second Empire. Ensemble, ils cosignent une enquête précieuse sur l’histoire refoulée de l’Europe des marchés. |