Le fleuve invisible qui bascule : un choc pour le climat mondial

Imaginez un gigantesque fleuve, invisible, qui serpente lentement dans les abysses de l’océan Austral depuis des millénaires. Un fleuve qui n’avait jamais cessé de couler dans la même direction. Jusqu’à aujourd’hui. Pour la première fois depuis le début des observations, des scientifiques de l’Institut de Ciències del Mar (ICM-CSIC) de Barcelone ont constaté que ce courant profond venait de s’inverser.
Une découverte aussi spectaculaire qu’inquiétante, que beaucoup de climatologues considèrent comme un signal d’alarme d’une gravité extrême. Selon les chercheurs, nous pourrions être en train d’assister à un point de bascule majeur, susceptible de déséquilibrer l’ensemble du système climatique terrestre.
Un rouage essentiel du climat mondial
Ce courant s’appelle le Courant Limite Occidental Profond (Deep Western Boundary Current, ou DWBC). Pour le comprendre, imaginez une pièce maîtresse d’un immense « tapis roulant » planétaire : la Circulation Méridienne de Retournement Atlantique, plus connue sous le nom d’AMOC (Atlantic Meridional Overturning Circulation). C’est grâce à ce vaste système que la Terre maintient des températures relativement stables.
L’AMOC agit comme un convoyeur géant : il transporte la chaleur des tropiques vers les hautes latitudes, régule les saisons, redistribue les nutriments essentiels à la vie marine et absorbe environ 30 % du dioxyde de carbone excédentaire rejeté par les activités humaines.
En inversant brutalement son sens, le DWBC menace de désorganiser tout cet équilibre.
Un affaiblissement accéléré par le réchauffement
Les causes de cette inversion préoccupante se trouvent près de l’Antarctique. Un autre moteur crucial — la formation d’eaux denses antarctiques (Antarctic Bottom Water) — est en train de ralentir à une vitesse inattendue. D’après l’étude de l’ICM-CSIC publiée en mai 2025 dans Nature Climate Change, la production de ces eaux froides et salées a chuté de plus de 40 % depuis 1995, ce qui dépasse de loin les projections des modèles climatiques les plus pessimistes.
Ces eaux denses forment la base de la circulation océanique globale. Leur raréfaction perturbe la dynamique des courants en cascade et accélère l’inversion du DWBC.
Les impacts potentiels : de l’Europe à l’ensemble de la planète
Ce phénomène n’est pas un simple épisode local. Il menace directement l’AMOC et, par ricochet, le Gulf Stream, qui réchauffe nos hivers européens.
Si le Gulf Stream venait à ralentir, voire à s’arrêter, la France, le Royaume-Uni et l’Europe du Nord pourraient connaître une baisse des températures hivernales de 10 à 30 °C en quelques décennies. Autrement dit, un scénario de mini-âge glaciaire.
En parallèle, les étés resteraient plus chauds en raison du réchauffement global. Cette combinaison extrême (hivers glaciaux, canicules estivales) provoquerait un chaos climatique inédit, avec des conséquences majeures sur l’agriculture, la santé publique et l’économie.
Un rapport de l’Université de Copenhague publié en avril 2025 a confirmé que le risque d’effondrement rapide de l’AMOC est désormais jugé « probable d’ici 2050 », et qu’il ne peut plus être écarté qu’un tel basculement survienne avant 2035 si les émissions mondiales ne diminuent pas drastiquement.
La menace d’un relargage massif de CO₂
Un autre scénario redouté inquiète particulièrement la communauté scientifique : l’inversion des courants profonds pourrait relâcher dans l’atmosphère les énormes réserves de CO₂ stockées dans les fonds océaniques depuis des siècles.
Les modélisations de l’ICM-CSIC suggèrent qu’un relargage incontrôlé pourrait doubler la concentration de CO₂ en moins d’un siècle, ce qui anéantirait les efforts actuels de réduction des émissions et provoquerait un emballement climatique irréversible.
Une panne systémique et des signaux convergents
Pour beaucoup d’océanographes, ce basculement est le symptôme d’une planète qui entre dans une phase de panne systémique aiguë.
Parmi les conséquences potentielles :
une perturbation durable des régimes de mousson, menaçant la sécurité alimentaire de plusieurs centaines de millions de personnes,
l’effondrement de stocks de poissons déjà fragilisés par la surpêche,
une accélération de la montée du niveau de la mer par la désorganisation des calottes glaciaires.
Ces signaux alarmants s’additionnent à d’autres phénomènes extrêmes. En 2024, la Méditerranée a battu un nouveau record de chaleur à 31 °C, soit plus de 6 °C au-dessus de la moyenne saisonnière, compromettant encore davantage l’équilibre des courants et des écosystèmes.
Que faire ?
Les chercheurs appellent à une réévaluation urgente des stratégies climatiques. Pour le professeur Joaquin Stopa, coordinateur de l’étude espagnole, « la rapidité de l’inversion montre que nous ne sommes plus seulement face au réchauffement climatique, mais à la réorganisation complète du système Terre ».
Dans ce contexte, limiter les émissions devient encore plus crucial, mais l’adaptation aux bouleversements déjà inévitables sera tout aussi essentielle.
Sources principales :
Institut de Ciències del Mar (ICM-CSIC)
Nature Climate Change, mai 2025
Université de Copenhague, rapport d’avril 2025
Centre national de la recherche scientifique (CNRS) – Observations océaniques
C’est quoi, l’AMOC ?
L’AMOC (Atlantic Meridional Overturning Circulation) est un immense courant océanique qui redistribue la chaleur et le sel dans l’Atlantique.
✅ Il transporte de l’eau chaude des tropiques vers le nord (notamment via le Gulf Stream).
✅ Il refroidit et s’enfonce près du Groenland, puis circule en profondeur vers le sud.
✅ Il absorbe une partie du CO₂ atmosphérique et régule le climat mondial.
Quand l’AMOC ralentit, c’est tout le climat de l’hémisphère Nord qui vacille.