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Le droit comme arme du capital : retour sur l’affaire Noir Canada

image d'illustration

En 2008, Noir Canada. Pillage, corruption et criminalité en Afrique, publié par les éditions Écosociété, a bouleversé le paysage médiatique canadien. Ce livre-enquête, coécrit par Alain Deneault, William Sacher et Delphine Abadie, documentait avec rigueur les pratiques douteuses de certaines compagnies minières canadiennes opérant en Afrique, et dénonçait l’appui tacite – voire actif – de l’État canadien à ces activités. En retour, ses auteurs et son éditeur ont essuyé une réplique judiciaire d’une rare violence : 11 millions de dollars de poursuites en diffamation engagées par les géants miniers Barrick Gold et Banro Corporation.

Anne-Marie Voisard, juriste et responsable des affaires légales d’Écosociété à l’époque, revient aujourd’hui sur ce procès emblématique dans son essai Le droit du plus fort (Écosociété), couronné par le Prix du Gouverneur général du Canada. Au-delà d’une affaire éditoriale, elle y dévoile le visage contemporain du droit : non plus protecteur du faible, mais bras armé du capitalisme extractif.

🎤 Un livre, deux procès, mille intimidations

Dès avant sa parution, Noir Canada fut frappé d’une mise en demeure glaçante. Barrick Gold menaçait toute personne diffusant « ne serait-ce qu’un seul exemplaire » de poursuites massives. Une tentative manifeste de museler la critique et d’étouffer le débat public. Les poursuites, l’une au Québec, l’autre en Ontario, plongèrent la maison d’édition dans un enfer judiciaire de plus de cinq ans.

Mais l’affaire provoqua aussi une onde de choc politique : mobilisation citoyenne, pétitions de chercheurs, soutien d’universitaires, avocats, militants. Elle conduisit à l’adoption au Québec en 2009 d’une loi contre les poursuites-bâillons (SLAPP), même si celle-ci se révéla inopérante dans le cas précis de Noir Canada. En 2011, le juge reconnaît bien « une apparence d’abus » de la part de Barrick… mais accorde tout de même à la compagnie un procès de 40 jours. Trois ans plus tard, Écosociété capitule et signe un accord à l’amiable. Le livre est retiré du marché.

⚖️ Quand le droit défend les puissants

Pour Anne-Marie Voisard, cette affaire n’est pas une anomalie, mais une loupe sur la normalité d’un système. « Le droit est devenu l’arme principale du capitalisme extractif », écrit-elle. Derrière les robes noires et les bibliothèques de jurisprudence, elle décrit un appareil juridique de plus en plus subordonné à la logique marchande.

Dans Le droit du plus fort, elle parle de « contre-droit » : une procédure judiciaire détournée de son but, qui ne vise plus à trancher un litige, mais à épuiser, intimider, soumettre. Dans un système où accéder à la justice coûte des dizaines de milliers de dollars, le procès devient une arme d’élite, inaccessible au commun des mortels, mais redoutablement efficace pour ceux qui en maîtrisent les codes – et les financements.

Le paradoxe est cruel : au lieu de protéger la critique d’intérêt public, le droit devient l’instrument de la répression de cette même critique. Il offre aux multinationales une panoplie de leviers pour faire taire les voix dissidentes, criminaliser l’investigation, valoriser juridiquement leur réputation comme un actif financier, et réclamer des millions pour un simple préjudice d’image.

🧠 « Diffamania » et capitalisme de façade

Voisard forge un concept fort : la diffamania. Une pathologie contemporaine où l’honneur d’entreprise n’est plus indexé à ses actions, mais à son image médiatique. Dans ce monde-là, tout propos critique devient diffamatoire par principe, toute vérité devient injure, tout livre devient une menace. Le but n’est pas la justice, mais le silence.

Barrick Gold, dans son action, n’a pas cherché à contester la véracité des faits rapportés – ceux-ci étaient abondamment sourcés, issus de rapports d’ONG, de journalistes, d’enquêtes parlementaires. Ce qu’elle a visé, c’est le droit à poser la question, à ouvrir le débat, à troubler le récit officiel de la multinationale bienfaitrice.

🌍 Le droit de l’expropriation

Au cœur de la réflexion de Voisard : une critique radicale du rôle contemporain du droit dans les sociétés néolibérales. En Tanzanie, au Mali, en RDC, les mines canadiennes sont souvent au cœur de conflits violents, de déplacements forcés, de morts inexpliquées. Et pourtant, c’est au nom du droit – droit de propriété, droit des contrats, arbitrage international – que ces violences sont légitimées. Les « intrus » ne sont pas les sociétés minières venues de l’étranger, mais les mineurs artisanaux locaux, accusés d’être des illégaux, criminalisés, abattus.

Cette logique d’inversion n’est pas nouvelle : elle s’inscrit dans un imaginaire colonial. Mais elle est aujourd’hui portée, prolongée et renforcée par des dispositifs juridiques sophistiqués, internationalisés, inaccessibles aux populations locales. Loin d’être un contre-pouvoir, le droit devient un opérateur actif de dépossession.

📚 Une leçon pour toutes les démocraties

L’affaire Noir Canada a aujourd’hui valeur de cas d’école. Elle dit tout des liens incestueux entre multinationales, cabinets d’avocats d’affaires, élites politiques et appareils judiciaires. Elle montre comment un État peut tolérer – voire faciliter – que sa propre législation soit mobilisée contre la liberté d’expression, contre ses propres citoyens, au service d’intérêts privés situés à des milliers de kilomètres.

Mais elle rappelle aussi que ce système peut être mis en crise. Que la mobilisation citoyenne, la résistance intellectuelle, la dénonciation publique peuvent desserrer l’étau. Même si le prix à payer est élevé.

📖 Le droit du plus fort, Anne-Marie Voisard, Écosociété, 2023
🏆 Prix littéraire du Gouverneur général du Canada, catégorie essai

🗞 Pour aller plus loin :

Noir Canada (archives Internet)

Campagne contre les poursuites-bâillons (Coalition pour la liberté d’expression)